5
Fana et l’Homme gris
Fana Ujé Hiss commençait à être fatiguée. Elle voyageait sur la mer depuis plusieurs jours, et l’esprit du dauphin allait bientôt lui échapper. Dans un ultime effort de concentration, la jeune porteuse de masques essaya d’entrevoir mentalement le continent de la terre, mais elle échoua de nouveau dans sa tentative d’établir le contact psychique qui le lui aurait permis. Lasse, elle laissa tomber la boule de métal qu’elle tenait entre ses mains et, du même coup, son petit bateau s’arrêta net.
— Ah non ! ! ! s’écria-t-elle en regardant avec dépit l’étendue d’eau infinie qui l’entourait. Je déteste perdre le contact avec les esprits de la mer ! On dirait qu’ils font exprès de me compliquer la vie !
La jeune fille était seule sur son embarcation qui ressemblait à une grosse chaloupe translucide. Elle était vêtue d’une longue robe tissée d’algues multicolores que le vent du large faisait s’agiter sans relâche, et les nombreux colliers de coquillages quelle portait à son cou rehaussaient l’aspect délicat de son crâne chauve.
« Grrr ! ragea-t-elle intérieurement. Me voilà perdue maintenant ! Je savais bien que je ne devais pas écouter mes guides spirituels ! J’aurais dû ne me fier qu’à moi-même ! Je m’aperçois bien que ce n’est pas l’esprit du crabe ou de la tortue qui peut venir à mon aide ici ! Pff ! en plus, je déteste leur attitude pompeuse et leur fausse sagesse d’ancien… pff ! »
Pour l’instant, il n’y avait rien à faire et, pour tenter de se calmer un peu, Fana décida de casser la croûte. Elle tendit le bras pour saisir un sac duquel elle sortit un long filet de pêche, tissé si finement que l’on aurait pu croire qu’il s’agissait d’un filtre quelconque. En maintenant fermement la corde du filet qui était lesté d’un anneau de métal, elle le jeta à l’eau pour le ressortir quelques minutes plus tard rempli de krill, ces petites crevettes dont Fana Ujé Hiss raffolait.
Elle adorait croquer ces minuscules crustacés verdâtres qui éclataient dans sa bouche comme du maïs et, depuis toujours, elle savait qu’il n’y avait pas meilleure collation pour la santé. Sur son île, le krill avait la même importance que le blé pour les habitants de Berrion, ou que le manioc chez les Dogons du sud, et c’était aussi la nourriture préférée de la baleine qui pouvait en avaler plusieurs tonnes chaque jour. Il était la base d’une bonne alimentation quotidienne, ce à quoi Fana accordait beaucoup d’importance.
« Mmm, fit-elle en portant la nourriture à sa bouche. Le krill d’ici est vraiment sucré ! Le plancton doit y être particulièrement dense, et la lumière, abondante… Mmmm, c’est délicieux… »
Pendant qu’elle dégustait son petit repas, la jeune fille remarqua qu’un épais brouillard se dirigeait vers elle. Elle ne s’en soucia guère et elle s’en laissa envelopper sans sourciller. Les changements climatiques étant très fréquents sur le continent d’où elle venait, cette levée soudaine de brouillard lui parut tout à fait normale. D’ailleurs, l’esprit de l’oursin lui répétait fréquemment : « Dans la vie, il n’y a que le changement qui est permanent ! »
Mais lorsqu’elle vit le visage d’un vieillard se dessiner dans le gros nuage, juste au-dessus de son bateau, Fana sursauta. Comme l’avait déjà fait Amos Daragon en un autre temps et un autre lieu, elle nota que sa barbe était découpée dans une brume claire, presque lumineuse, et que son visage avait le gris des matinées vaporeuses et fraîches de l’automne.
La voix vacillante du curieux personnage se fit soudainement entendre :
— Holà ! on ne passe pas ! Tu es ici devant la Grande Barrière et j’en suis le gardien. Voyageur, retourne d’où tu viens, car il est écrit, dans les tables de lois du ciel et des enfers, qu’aucun humain n’est autorisé à franchir cette frontière !
— Mais… mais… Ah bon ? fit la porteuse de masques, déconcertée. C’est que je dois absolument me rendre sur le continent de la terre, s’il existe, évidemment.
— Recule, voyageuse, ou tu erreras dans le brouillard éternel de ma puissance divine ! vociféra l’Homme gris.
— Mais, s’il vous plaît, peut-être que vous pouvez me dire si j’étais sur la bonne…
— Quitte ces eaux sans tarder ! l’interrompit la créature de brume. Et prends garde, car ma puissance est grande, et ma patience, limitée.
— Bien, bien, bien…, répéta Fana qui commençait à être excédée par l’attitude sentencieuse du gardien. Seulement, je voudrais juste savoir…
— Pars au loin, fille de la mer, avant que je ne mette à exécution…
— ÇA VA ! ÇA VA ! J’AI COMPRIS ! hurla la fille. Maintenant, dites-moi de quel côté je dois aller pour partir d’ici ?
Surpris par le ton sec de la jeune navigatrice, l’Homme gris resta muet et lui indiqua, avec son gros doigt de brume, la direction à prendre.
— MERCI ENCORE POUR VOTRE GENTILLESSE ET VOTRE AIDE ! cria encore Fana, pleine de colère, en prenant place au centre de sa barque.
En scrutant la mer à travers les parois transparentes de son embarcation, la jeune porteuse de masques remarqua, assez profondément sous elle, le mouvement caractéristique d’un banc de thons. Elle se plaça aussitôt en position du lotus, saisit la boule de métal indispensable à sa navigation et la mit sur ses genoux. Elle y posa ensuite ses mains pour tenter d’entrer en contact avec l’esprit du thon. Cette fois-ci, le lien s’établit rapidement et un poisson fut attrapé par les ondes cérébrales de la jeune fille.
— Esprit du thon, demanda-t-elle respectueusement, conduis-moi à la terre.
Comme par magie, un thon rouge gigantesque bondit hors de l’eau et s’y maintint pour tirer l’embarcation vers le nord. Curieusement, aucun harnais ni aucune corde ne reliait le poisson et le bateau. Seules les ondes cérébrales de Fana, amplifiées par la boule de métal, servaient de lien entre elle, l’animal et la barque.
Promptement, la jeune fille quitta la région de la Grande Barrière pour naviguer vers une île toute proche. Avec ses pouvoirs sur les éléments, Fana aurait facilement pu forcer un passage à travers l’Homme gris, mais son code d’éthique lui prescrivait de n’employer ses masques qu’en ultime recours. Elle avait jadis fait cette promesse à sa maîtresse et guide spirituelle, une femelle lamantin très sage qui lui avait tout enseigné du mystère des mers et de la vie aquatique.
Les humains qui habitaient sur le continent de l’eau devaient s’intéresser à l’océan pour meubler leur vie. Ce continent étant majoritairement constitué d’îles, de marais, de glace et de vapeur, il n’y avait pas l’espace nécessaire pour s’y établir en large colonie et encore moins de sols adéquats pour pratiquer l’agriculture. Voilà donc pourquoi une grande partie de ses habitants vivaient dans d’immenses cloches de verre, sous l’eau, où ils avaient aménagé de magnifiques villes regorgeant d’une flore marine luxuriante. Contrairement aux autres humains, les femmes et les hommes de cet endroit possédaient des facultés psychiques étonnantes qui leur permettaient d’entrer en contact direct avec les esprits des créatures marines. Ainsi, à l’image de Fana, ils avaient la possibilité de voyager sur l’eau sans trop d’efforts, ou de demander de l’aide afin que leurs constructions sous-marines soient respectueuses de l’environnement. Comme les cheveux, qui recouvrent habituellement le crâne, brouillaient souvent les ondes des communications spirituelles entre humains et esprits marins, la plupart se rasaient entièrement la tête. Au fil des générations, la race humaine qui s’était établie sur le continent de l’eau s’était tellement bien adaptée à l’environnement qu’aujourd’hui les enfants naissaient chauves et le demeuraient assez longtemps. Fana s’était rasé la tête pour la première fois à l’âge de huit ans et, depuis, une tonte par année suffisait largement à garder son crâne lisse.
Après quelques heures de voyage, l’esprit du thon abandonna la jeune voyageuse tout près d’une petite île aux hautes falaises. Après avoir ancré son bateau et rangé sa boule de métal dans son étui spécial, Fana prit le temps de jeter un coup d’œil autour d’elle.
« Enfin, voilà autre chose que de l’eau ! Voyons maintenant si quelqu’un pourra me renseigner au sujet du continent de la terre, se dit-elle en ramassant quelques affaires. Voilà… Oh ! je ne dois pas oublier mon arc et mes flèches !… Bien, voilà… »
La jeune fille plongea ensuite dans la mer et nagea comme un poisson vers la falaise.
Après plusieurs brasses, elle se hissa sur un petit promontoire adjacent à l’escarpement rocheux. Une fois de plus, elle s’installa en position du lotus et implora un esprit de la mer de lui venir en aide. Après avoir établi un contact avec l’énergie du crabe, Fana put ranger sa boule et c’est accompagnée de la finesse, de la force et de l’agilité du crustacé qu’elle commença à escalader, à mains nues et sans équipement, la paroi abrupte.
Les yeux plissés et l’esprit concentré, Fana posait ses mains et ses pieds toujours aux bons endroits. Elle savait reconnaître les meilleurs appuis et les prises les plus sécuritaires. Souvent obligée de faire des mouvements acrobatiques, elle n’hésitait pas, chaque fois que c’était nécessaire, à se suspendre dans le vide en s’agrippant d’une seule main ou encore à faire reposer tout son poids sur un seul orteil ! Il lui fallut une heure à peine pour gravir l’escarpement ; ce que plusieurs humains, même bien équipés, ne seraient arrivés à faire qu’en une journée complète. Une fois quelle fut rendue au sommet, l’esprit du crabe la quitta et c’est avec stupéfaction qu’elle mesura alors ce qu’elle venait d’accomplir.
« Ouf ! se dit-elle en s’éloignant un peu du bord de la falaise. Quel mur ! Et tous ces oiseaux qui sont nichés là ! J’espère que je ne les ai pas trop effarouchés. »
Fana tourna ensuite son regard vers l’étendue de terre et remarqua la beauté des longues herbes qui ondoyaient dans la brise tiède. Tout à coup, elle vit passer au trot, plus loin devant elle, d’étranges créatures à la longue crinière. Elles se tenaient en petits groupes et poussaient régulièrement des hennissements. Il s’agissait d’hippocampes de terre qui, manifestement, étaient beaucoup plus robustes que leurs homonymes des mers.
Fana avait sous les yeux un petit troupeau de chevaux sauvages que les luricans aimaient tant. Elle ignorait tout de ces animaux, mais elle fut charmée par sa découverte. Lorsque les hippocampes eurent disparu au loin, la jeune porteuse de masques marcha jusqu’au centre de la petite île où une imposante plateforme construite en plein centre d’un cercle de dolmens avait été érigée.
Quelques gardes en armure y étaient postés et la saluèrent de la tête sans lui poser de question.
« Des hommes de métal ! s’étonna intérieurement Fana en observant furtivement leur plastron. L’esprit du phoque m’a déjà parlé de ces peuples qui taillent la pierre pour en faire des armes tranchantes. Ils sont si poilus qu’on dirait des bêtes ! Je ne dois pas être très loin du continent de la terre. »
En effet, les gardes portaient tous la barbe et les cheveux longs. L’un d’eux s’avança vers Fana et lui adressa la parole. Incapable de comprendre la langue dans laquelle il lui parlait, la jeune fille posa discrètement la main sur sa boule de métal et se concentra un petit moment, le temps de prendre contact avec l’esprit de son interlocuteur afin de décoder son langage.
— Mademoiselle… mademoiselle… ça va, mademoiselle ? disait-il sans cesse. Auriez-vous besoin d’aide ? Pardonnez-moi, mais vous me semblez confuse…
— Oui, oui…, répondit-elle, vous avez raison, j’ai fait un long voyage et je me sens très fatiguée…
— Ha ! ha ! Les longs voyages me font aussi le même effet, fit l’homme avec enthousiasme. Et dites-moi, vous arrivez d’où ?
— Je viens… je suis du continent…
— Comme moi ! Vous êtes arrivée par la flagolfière de ce matin ?
— Oui, oui, c’est ça ! se hasarda à répondre Fana. Et comme je souffre un peu du mal… du mal de terre…
— Ha ! ha ! Le mal de l’air, vous voulez dire, mademoiselle !
— Oui… c’est ça, le mal de l’air… désolée ! Le mal de l’air ! Ma langue a fourché comme l’espadon se pique parfois !
— Comme l’espadon se pique parfois ? répéta l’homme. Tiens, je ne la connaissais pas, celle-là… L’espadon se pique parfois… Vous venez de quelle région ?
— J’habite près… près de la mer… sur la côte, balbutia Fana. Vous voyez ? C’est un tout petit village. Tout petit et très, très reculé. Ça ne vous dit probablement rien. Euh… excusez-moi, j’aimerais savoir quand la fia… la flagnol…
— La flagolfière ?
— Oui, bien sûr, la flagolfière ! Pouvez-vous me dire quand elle retournera sur le continent ?
— Il y a deux vols par semaine, mademoiselle. Le prochain aura lieu dans trois jours, si le temps le permet, bien entendu. Consultez votre ticket, toutes les informations devraient y être inscrites.
— Mais oui, bien sûr, le ticket…, fit nerveusement Fana. Pardon, monsieur, une dernière chose… Que gardez-vous donc, ici ? Y aurait-il de dangereux rôdeurs aux alentours ?
— Ha ! ha ! ha ! Non, mademoiselle, pas à notre connaissance en tout cas ! dit le sympathique garde. Nous avons été engagés par les luricans pour surveiller l’île. Il semble que nos petits amis craignent que des griffons viennent envahir leur domaine. Cela fait un mois que je suis ici et jamais je n’ai vu quoi que ce soit de dangereux.
— Alors, tant mieux, répondit Fana en souriant. Bon, eh bien… au revoir, alors ! Bonne journée !
— Bonne journée, mademoiselle !
Sans trop savoir où aller, Fana contourna la plateforme pour apercevoir, à quelques pas d’elle, une charmante petite guérite. Elle s’en approcha et vit, à l’intérieur, un petit bonhomme roux qui fumait la pipe et jouait aux dés.
— Je peux vous aider, chèrrre demoiselle ? lança distraitement le lurican en apercevant la jeune fille.
— Oui, mais oui… C’est que j’ai perdu mon ticket de retour, mentit Fana, fière de son improvisation. J’ignore comment rentrer sur le continent sans cela.
— Pas de prrroblème ! Je vais vous en fairrre un autrrre, mais faites bien attention de ne pas l’égarrrer, celui-là !
— D’accord, c’est promis, dit la porteuse de masques avec un sourire charmeur. Merci, c’est très gentil à vous de me dépanner.
— Mais c’est tout naturrrel, affirma le lurican en s’arrangeant les cheveux pour mieux paraître. C’est que vous avez des yeux enchanteurrrs, mam’selle ! Ils sont si grrrands, si beaux et si verrrts. Alorrrs, voilà votrrre billet ! Dites-moi, est-ce que j’aurrrai la chance de vous rrrevoirrr au bal de ce soirrr ?
— Le bal de ce soir ? fit Fana. Il y a une fête ce soir ?
— Oui, au norrrd de l’île, surrr la colline, l’informa le lurican, les yeux pétillants. Nous l’avons orrrganisée pourrr un grrroupe de tourrristes qui séjourrrnent surrr l’île. Il s’agit d’une petite fête folklorrrique prrrécédée d’un rrrepas trrraditionnel lurrrican. Vous aimerrrez, c’est sûrrr ! Tous les gens du continent adorrrent !
— Ça semble sympathique, en effet, répondit Fana, ravie. Alors, c’est d’accord, j’y serai ! À ce soir !
— Et bon séjourrr chez nous ! conclut le guichetier en lui faisant un petit clin d’œil.
Heureuse de cette première rencontre avec les habitants de cette île située au large du continent de la terre, Fana alla s’installer confortablement près de la falaise. Elle respira l’air iodé de la mer et se plaça en position de méditation, sa boule de métal sur les genoux. En se concentrant, elle parvint à entrer en contact avec l’esprit du hareng. Dès lors, son âme quitta son corps et elle se dématérialisa.